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Au Japon, la plus grande compagnie de pousse-pousse, Ebisuya, propose des tours guidés en rickshaw avec des conducteurs ferrés en histoire… et ayant un physique d’Adonis. Et ça marche.
À 33 ans, Kei Inoue a peut-être encore l’air d’une p’tite jeunesse, mais c’est un vétéran du rickshaw. Svelte comme une barre de fer, le visage basané et éclairé par un éternel sourire, il est d’une énergie contagieuse. Ça fait maintenant plus de huit ans qu’il court les rues du Japon, tirant inlassablement son rickshaw pour Ebisuya. C’est près des Kaminarimon Gates du quartier d’Asakusa, à Tokyo, où se trouve une succursale de la compagnie, que je le rencontre pour un petit entretien sur le sujet.
Le rickshaw, prononcé jinrikisha en japonais, s’est développé durant l’ère dite meiji (1860 – 1912). « À l’époque, avant le chemin de fer et l’automobile, les chevaux étaient réservés pour la guerre, donc ils étaient rares et extrêmement dispendieux, m’explique Kei. Les chariots ont été adaptés pour qu’un humain puisse les tirer. C’est devenu le taxi exclusif de la haute société. »
Après l’arrivée de l’automobile, le rickshaw a presque disparu, relégué en curiosité muséologique. Jusqu’à ce que Norio Hamawaza arrive dans le décor.
L’histoire, ça pogne
L’expansion urbaine effrénée et les progrès technologiques ont fait des Nippons de grands nostalgiques. Ils ont développé un profond désir de revivre les moments simples de la belle époque, et ce, dans ses moindres détails. La thématique historique est donc devenue très tendance dans l’industrie du tourisme japonais.
C’est après avoir aperçu des rickshaws dans une villa touristique que Hamazawa a eu l’idée de fonder Ebisuya. En 1992, à Kyoto, cet ancien propriétaire d’une entreprise de location de voitures s’est lancé avec une flotte de 50 voiturettes. Le succès a été presque instantané. Quelques mois après, il introduisait le concept à Tokyo.
Ebisuya n’a cessé de grandir depuis, ouvrant des succursales aux endroits culturellement stratégiques partout dans le pays (dont Kamakura et Nara, berceaux des plus puissantes familles de samouraïs). Elle en compte aujourd’hui une dizaine et emploie un peu plus de 300 personnes. Ce qui en fait la plus importante compagnie de rickshaw au pays, tout juste devant Jidaiya, son plus grand compétiteur.
Car en voyant le filon, n’est-ce pas, plusieurs agences semblables ont emboîté le pas. La concurrence est féroce. Quand Hamazawa a révélé qu’il songeait à introduire des rickshaws à moteur, le boss de Jidaiya s’est scandalisé : « On ne peut plus appeler ça un rickshaw ! » En attendant que ça arrive, comment Ebisuya se distingue-t-elle du lot?
« Les clients ne font pas vraiment la différence entre chacune des compagnies, me dit Kei. Nous voulons changer cela. La plupart d’entre elles sont de petites entreprises individuelles, ou seulement occasionnelles, en service par exemple pendant des festivals. Ebisuya a développé un véritable service professionnel à longueur d’année. Notre mission première est de faire découvrir le Japon de l’époque avec des guides passionnés et aussi charmants que divertissants. »
De beaux jeux de jambes
Pour que les clients reconnaissent et choisissent les rickshaws d’Ebisuya, l’entreprise multiplie les astuces pour améliorer sa visibilité. Chaussés de sandales style ninja et vêtus d’habits moulant leur physique taillé au couteau, les tireurs de pousse-pousse, les shafu, se positionnent aux points stratégiques et vendent leur salade en hurlant à tue-tête. Lorsqu’un client est preneur, ils présentent les forfaits, préparent le rickshaw et invitent leur vénéré client à monter à bord.
Ebisuya dispose d’un avantage sur la compétition : elle a ses propres stations, au même titre que les taxis. D’ailleurs, la répartition fonctionne sensiblement de la même façon. Les voiturettes sont garées le long de la rue. Une affiche sur le bord du trottoir indique les prix. Le répartiteur coordonne le flux avec son walkie-talkie. Le compteur tourne. Le but est d’offrir une expérience la plus divertissante possible dans le temps alloué. Et ensuite, ça recommence. Prochain client : moi.
Mais ce n’était pas Kei-san qui allait être mon shafu. Indisponible, il a demandé au répartiteur de faire venir un autre conducteur afin d’accommoder ma quête touristique. Elle parle bien anglais, me dit-il. Elle? « Oui, Miyako est une excellente shafu ! Elle a de bonnes jambes. Elle est à moitié allemande et parle quatre langues. » Une über-shafu, quoi!
Lorsque la Miyako en question s’est pointée, j’ai tout de suite remarqué ses cuisses et ses jarrets sous des cuissards qui semblaient sur le point de fendre. Avec des jambons de même, elle aurait pu facilement me péter le corps en huit en me faisant une prise en quatre. Je me suis contenté de m’incliner en guise de salutations, de peur qu’elle ne m’écrabouille la main avec sa poigne. Parce qu’à pousser un rickshaw à longueur de journée, c’est garanti d’avoir des étaux à la place des mains.
Manier un rickshaw dans les rues de Tokyo requiert l’agilité d’un ninja et l’endurance d’un samouraï. En plus de faire les guides touristiques en tirant un engin de plusieurs dizaines de kilos, les shafu doivent rester vigilants pour éviter les obstacles de la jungle tokyoïte : bus, taxis et cyclistes distraits qui gossent sur leur iPhone. Mais je n’avais rien à craindre. Ma conductrice, une vraie experte, aurait pu faire ça les doigts dans le nez.
Les shafu, des « tireurs » d’élite
Des gens comme Kei et Miyako, c’est exactement ce que la compagnie Ebisuya recherche. Du monde dynamique, en pleine forme, avec le gambarimasu dans le sang, terme qu’on pourrait traduire par « j’lâche pas la patate ». Et pour être un conducteur de rickshaw, faut effectivement pas lâcher. Et la belle apparence est un must, puisque c’est la vitrine de la compagnie.
Une fois embauchées, les recrues d’Ebisuya font un entraînement rigoureux d’environ deux à quatre semaines sur le maniement du rickshaw, la sécurité et l’entretien. Le programme, développé au siège social de Kyoto, met surtout l’accent sur l’approche client et l’histoire du Japon. D’un côté, les shafu doivent maîtriser l’art de la conversation, se montrer plaisants et d’agréable compagnie. De l’autre, ils doivent mémoriser tous les recoins, faits historiques et anecdotes des quartiers. L’entreprise peut donc se targuer d’avoir de jolies encyclopédies ambulantes comme employés.
La job est bien sûr aussi TRÈS physique, et lors des festivals d’été, ça devient infernal tant le rythme est exigeant. L’entreprise privilégie donc les jeunes gens qui ont un passé de sportif, et les garçons au look ikemen (beau bonhomme) avec une belle personnalité ont un atout majeur, car la clientèle est féminine à 70 %.
D’ailleurs, comment ça se passe avec la clientèle? Selon Kei, très bien, en général. « Les clients sont d’abord très gênés, mais comme nous sommes gentils et courtois, l’atmosphère se détend rapidement. Certains deviennent même des réguliers. Alors que je travaillais à Kamakura, un régulier prenait souvent des forfaits de plusieurs heures. Un jour, nous nous étions arrêtés dans un endroit désert pour une pause. Le client a commencé à être un peu trop aventureux de ses mains. Je m’en suis bien sorti en refusant respectueusement ses avances. Mais ce genre d’incident n’est pas courant. Il y a parfois des flirts et des blagues grivoises, mais nous devons décliner poliment ce genre de familiarité. Avoir une relation qui va au-delà de celle de client-employé est formellement interdit. »
La classique retenue japonaise. On la trouve également dans la manière d’accepter les pourboires. « On nous offre souvent un pourboire, oui, mais nous devons toujours décliner initialement. C’est la façon japonaise. Nous leur disons : Nous avons déjà pris beaucoup de votre argent, utilisez-le pour autre chose d’utile. Mais si le client insiste vraiment, nous acceptons. »
Par ailleurs, j’ai de mon côté été surpris du confort de roulement d’un rickshaw. Bon, on n’est pas à Cratères-de-Poules-Géantes City comme Montréal, mais ces trucs-là n’ont ni absorbeurs de chocs ni direction assistée de série. Ils sont assemblés entièrement à la main dans une usine à Gifu, près de Nagoya, respectant dans le moindre détail les méthodes traditionnelles. Chaque unité demande de trois à quatre mois de montage et coûte environ 18 000 $, presque autant qu’une petite Honda.
Kei me disait aussi que chaque voiturette est « baptisée », comme on le fait pour un bateau. Je pensais qu’il m’arriverait avec des noms clichés du genre « La menace laquée » ou « La comète nipponne », mais ce sont généralement des trucs traditionnels, quoique souvent avec un clin d’œil, comme Red Bull, Top Gun ou Sky Tree.
Certains diront que c’est quétaine, d’autres que c’est juste un attrape-touriste, mais le rickshaw est indéniablement un véhicule de nostalgie dans ce pays où la tradition et la modernité se posent en contraste, et Norio Hamazawa a très bien su comment l’exploiter. Il faut dire que les beaux bonshommes en cuissards, ça fonctionne de façon universelle.
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